Arguments


 

 11e  colloque de la série « Psychanalyse – Psychothérapie »


« La différence sexuelle ? De la logique avoir - ne pas avoir à la logique de l’altérité »



Antoni Grzybowski

La psychanalyse est loin de considérer comme évidence la différence sexuelle fondée sur les caractères sexuels primordiaux. Depuis Freud, elle est considérée plutôt comme un mystère à élucider. Cependant, ce qui était en jeu ici, ce n'était pas la remise en cause des axiomes sociaux, mais plutôt la mise en phase avec la réalité clinique, le discours des sujets analysés à qui la question de leur propre sexualité semblait problématique. En ce sens, comme le dit Freud, il ne convient pas à la spécificité de la psychanalyse de décrire le sexe tel qu'il est, mais plutôt les modalités de son devenir.

La psychanalyse a découvert que la différence sexuelle n'est pas appropriée par l'enfant dès le début, et que le processus même de formation de l'identité sexuelle se fait en plusieurs étapes et non sans référence à la position que l’enfant occupe dans la structure des relations avec les figures de la mère, du père et de la fratrie. Paradoxalement, selon Freud, ce processus complexe trouve les coordonnées de son évolution dans la différence de l’anatomie des organes sexuels qui, du point de vue du sujet, n'est pas cependant considérée en termes biologiques, mais plutôt dans leurs médiations imaginaires et symboliques. Il suffit de dire que la différence sexuelle est présentée à l'origine en termes de primauté phallique, dans laquelle la différence sexuelle se réduit à avoir ou ne pas avoir le phallus.

Cela ne signifie pas que le processus de formation de l'identité sexuelle soit réduit à une réalité anatomique. Le phallus est plutôt un signifiant, par rapport auquel - quel que soit le sexe biologique – le sujet peut prendre un certain nombre de positions symboliques et imaginaires. C'est pourtant une logique fondée sur la dichotomie fondamentale « avoir - ne pas avoir » que Lacan s'est engagé à dépasser dans son enseignement.

Serge Dziomba
De « l’avoir/ne pas avoir » à la logique de l’altérité
Avoir, ne pas avoir, c’est parlant. Les deux termes condensent le problème ouvert par ce que J.-A. Miller appelle « la comparaison imaginaire des corps »1 concernant la perception des organes génitaux : le garçon l’a et on risque de le lui prendre, la fille ne l’a pas et peut vouloir l’avoir ; le garçon notera la petitesse de la taille de son organe par rapport à celle de l’organe de son père et pour la fille, la vue de l’organe viril accroché au corps du garçon pourra générer rancœur, déception, quête.  S’en suivront des élaborations subjectives où, à partir d’une observation, d’une expérience, le garçon, l’homme, le mâle, pourra être pensé comme complet, la fille comme femme sera marquée d’une incomplétude primordiale et définitive. La propriété de l’organe fonderait ainsi, à partir de l’imaginaire, l’unité et la totalité côté mâle, et ferait le côté féminin privé d’une partie du tout. Alors l’être féminin sera caractérisé à la fois par l’outrance, la revendication, l’égarement, l’effronterie, l’irrationalité. Quant à l’être de l’homme, il sera qualifié de rationnel, agressif, prudent et de bon sens. Cette liste non exhaustive de lieux communs fonde les représentations qui s’insinuent, innervant les relations entre les sexes au niveau du signifiant. Cette idéologie de plus en plus combattue domine encore les relations entre les sexes. L’être femme qu’elle produit et véhicule, est une invention, une construction à partir du topos de la totalité ; Ce topos référé à l’avoir/ne pas avoir est lié à la comparaison imaginaire des corps. Cette construction a pour référence le fini comme ensemble clos, fermé, et pour horizon le limité tel qu’il apparait dans le jeu de serrage entre le signifiant et le signifié lorsqu’il produit une signification univoque.   
Au pas tout défini à partir de ce qui manque au tout, Lacan oppose l’altérité en faisant du féminin l’Autre. L’altérité c’est la mise au poste de commande de l’hétérogène où les éléments sont définis par la non-identité, non identité à soi, non identité aux autres. Cette relation – non identique à soi et aux autres – produit un ensemble ouvert caractérisé par une infinitude, un illimité de cet ensemble, car dès lors l’ensemble ne peut être clos. Lacan, par le recours à la logique, nettoie les représentations liées au couple complétude/incomplétude, afin de faire surgir les questions de la sexuation et des corps sexués. A partir de ce qu’enseignent les analysant.e.s dans les séances, il s’agit de logifier (logiciser) ce qui se passe dans le réel pour les corps sexués parlants…comment ça jouit, comment ça s’en débrouille ? Lacan nouera l’amour, l’hétérogène et le féminin dans cette formule : « Disons hétérosexuel par définition, ce qui aime les femmes, quel que soit son sexe propre. Ce sera plus clair. »2
L’hétéro devient ce qui définit les deux sexes à condition d’aimer les femmes, soit ce qui répond au principe de non-identité, à condition de faire de l’Autre son partenaire, son symptôme, son partenaire-symptôme, comme l’indique Jacques-Alain Miller :  « La relation de couple au niveau sexuel suppose que l’Autre devienne le symptôme du parlêtre, un moyen de sa jouissance.[…] C’est un moyen de jouissance […] de mon corps à moi […] c’est un mode de jouir du corps de l’Autre, et par corps de l’Autre, il faut entendre à la fois le corps propre qui a toujours une dimension d’altérité, et aussi bien le corps d’autrui comme moyen de jouissance du corps propre […].C’est ce avec quoi on va devoir se débrouiller, s’en débrouiller. Le s’identifier avec le symptôme, ce n’est donc pas tout à fait pareil que de s’identifier avec un signifiant. C’est plutôt de l’ordre du je suis comme je jouis »3.
L’orientation lacanienne comporte une approche différente de celles liées aux problématiques inhérentes à l’identification au signifiant. Car c’est bien l’identification au signifiant qui distribue les places et les rôles du féminin et du masculin. Avec cette nouvelle orientation, l’altérité devient, au niveau du réel, la définition du sexe comme tel. Elle met en avant une autre identification, l’identification au symptôme4, impliquant un savoir y faire avec le partenaire sexuel et son corps propre.

 

I J.-A. Miller, « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne revue de psychanalyse, n° 40, septembre 1998. P. 6.

II J. Lacan, « l’étourdit » (1972), Autres Ecrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2001, p. 487.

III J.- A. Miller, L’orientation lacanienne, « Le partenaire symptôme » (1997-1998), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris-VIII, cours du 27 mai 1998, inédit.
 
IV On s’enseignera également de deux textes d’Éric Laurent, parus dans Lacan Quotidien, « Remarques sur trois rencontres entre le féminisme et le non-rapport sexuel », LQ n°861, 12 décembre 2019, et, « l’unarisme lacanien (à traduire par l’Un lacanien) et le multiple des conduites sexuelles », LQ n°865, 31 janvier 2020.